aSH, créé à Montpellier Danse en juin 2018, a été accueilli par une longue ovation debout. Shantala Shivalingappa y incarne la symbiose parfaite entre un art ancestral, le « kuchipudi » dont elle est la meilleure interprète aujourd’hui, et la danse contemporaine qu’elle sert avec passion depuis ses débuts avec Maurice Béjart. Inspirés par sa beauté, la perfection de sa gestuelle et l’évidence, la charge émotionnelle de sa présence en scène, les plus grands chorégraphes ont écrit pour elle, comme Pina Bausch ou Sidi Larbi Cherkaoui, tandis que les metteurs en scène – Peter Brook, Bartabas, Giorgio Barberio Corsetti- faisaient appel à elles pour hanter leurs spectacles d’une force solaire. aSH est une nouvelle étape dans son travail et le dernier de trois portraits de femme dessinés par Aurélien Bory. aSH comme évidemment la cendre qui va bientôt couvrir son corps et son visage, aSH comme la présence rémanente de la mort qui donne à la vie toute son intensité, aSH comme un chemin à parcourir entre le « kuchipudi » et l’art le plus radical, le plus engagé de la danse d’aujourd’hui. Comme toujours chez Aurélien Bory, le dispositif scénique – ici un océan de papier qui ouvre grand l’imagination du spectateur-, la musique, essentiellement jouée en « live » par le percussionniste et compositeur Loïc Schild, et les sons qui surgissent mystérieusement du dispositif lui-même et des mouvements de Shantala Shivalingappa, forment une œuvre plastique, théâtrale et chorégraphique sans équivalent sur les scènes.
« L’expérience de la cendre », par Aurélien Bory
Dans Shantala Shivalingappa, il y a Shiva, dieu de la danse. Shiva possède d’après les textes plus de mille noms. Il est un dieu créateur et destructeur. Seigneur des lieux de crémations, il se recouvre le corps de cendres. Shantala Shivalingappa a construit sa danse sur la figure de ce dieu, dont la vibration rythme la manifestation du monde. J’ai demandé à Shantala si elle voulait faire l’expérience de la cendre. La cendre n’est pas uniquement les résidus solides d’une combustion parfaite, elle est un processus. La cendre est un fertilisant. Elle s’inscrit dans un cycle de mort et de naissance. La cendre possède ainsi une potentialité de vie. Est-ce pour cela qu’elle est sacrée en Inde, que les champs de crémations possèdent une énergie particulière, que vie et mort sont une seule chose dans le cycle des réincarnations ? Que fait Shiva ? Il détruit et il danse. J’ai rencontré Shantala Shivalingappa en 2008, dans les couloirs du théâtre, à Düsseldorf chez Pina Bausch. C’était le dernier festival Drei Wochen mit Pina. Shantala dansait avec Pina Bausch dans Nefés, elle présentait également un solo et aussi un duo avec Sidi Larbi Cherkaoui. C’est là que Shantala a vu Plus ou moins l’infini. Il s’est passé dans ce lieu une forte convergence, qui me paraît presque irréelle tant elle a réuni d’éléments qui allaient être significatifs dans mon parcours et dans celui de Shantala. Quelque chose allait mourir ici et quelque chose d’autre allait renaître. La danse de Shantala est faite de ce parcours entre le « kuchipudi » et Pina Bausch, entre l’Inde et l’Europe, entre Shiva et Dionysos dont d’aucuns disent qu’ils sont issus d’un seul et même dieu, Shiva ayant été perpétué dans la mythologie hindoue alors que Dionysos, balayé par les cultes monothéistes, était délaissé peu à peu en Europe, dieu errant, dieu du théâtre. Shantala n’a de cesse de réaliser des allers-retours entre Madras où elle est née et Paris où elle vit. Sa danse effectue un balancier perpétuel, quelque part entre mystique hindoue et physique quantique. J’ai imaginé que Shantala Shivalingappa allait danser sur de la cendre pour aSH, dont le titre est composé des initiales et des finales de son nom. aSH est le dernier opus de la trilogie des portraits de femme, dix ans après l’avoir initiée, cette même année 2008 avec QUESTCEQUETUDEVIENS? et poursuivie en 2012 avec Plexus. Dans cette trilogie, je prends comme point de départ non pas l’espace qui est ma question au théâtre, mais une femme, une personne qui a son histoire. Il s’agit d’un être vivant qui se déploie par la danse. Avec aSH, Shantala Shivalingappa danse au-delà d’elle-même. Dans un dispositif de cendres et de vibrations, elle incarne Shiva qui permet au monde de se manifester et à l’espace de danser.